La dame du marais

 

Autrefois, j'ai eu une très bonne amie. Elle avait épousé LE prince charmant et ensemble ils avaient eu quatre magnifiques enfants.

 

Mais un jour, le prince charmant ne revint pas dans la grande maison. Il avait pris ses affaires, les avait mises dans une valise, et voilà!

 

Le prince charmant était devenu crapaud.

 

La femme a vendu la grande maison. Elle en acquit une autre, plus petite, dans les marais, loin de tout et de tous, loin au bout des routes goudronnées et des chemins de terre. Là, elle avait élevé ses enfants du mieux qu'elle pouvait.

 

Un nuit , une tempête était arrivée. Une tempête si puissante qu'on l'avait dite "tempête du siècle".

 

Cependant, ceux qui savent, vous diront que des tempêtes semblables, il ne s'en lève qu'une tous les mille ans.

 

La force du vent menaçant d'enlever le toit, la dame décida de sortir en pleine tourmente, pour voir ce qu'il en était. Elle dit aux enfants de ne pas s'inquiéter, maman revenait.

 

Au petit matin, lorsque leur mère rentra, les enfants virent dans ses yeux une bien étrange lueur, comme un secret enthousiasme.

 

Les enfants lui demandèrent ce qui c'était passé au-dehors, la dame répondit:

-il ne s'est rien passé... Juste, il ne faut pas vendre la maison. Parce que vendre la maison, c'est vendre la terre. Vendre la terre c'est vendre l'arbre. Et vendre l'arbre c'est rompre la promesse qui a été faite!

 

Les enfants ne tardèrent pas à constater qu'un gigantesque arbre avait poussé, dans la nuit, au milieu du jardin. Un arbre si haut que la cime en était invisible. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau à un cèdre du Liban. Lorsque l'on collait l'oreille contre son écorce, on pouvait jurer l'entendre chanter.

La seule chose que la dame voulait bien dire sur l'arbre, c'est qu'il s'agissait d'un pin-dragonnier et que ses fruits étaient appelés pommes de plumes de paon.

 

Pin-dragonnier, peinture inspirée par ethttp://krapooarboricole.files.wordpress.com/2010/06/calliliban.jpg
Pin-dragonnier, peinture inspirée par ethttp://krapooarboricole.files.wordpress.com/2010/06/calliliban.jpg

Le temps s'écoula, à sa suite les années. Les enfants quittèrent la maison, eurent eux-même des enfants. La dame eut quatre-vingt-dix ans.

 

Inquiets pour sa sécurité, les enfants lui suggérèrent de partir en maison de retraite. Ce qu'elle refusa fermement!

 

-il ne vaut pas vendre la maison. Parce que vendre la maison, c'est vendre la terre! Vendre la terre c'est vendre l'arbre! Et vendre l'arbre c'est rompre la promesse qui a été faite!

 

Le temps s'écoula, à sa suite les années. Les petits-enfants des enfants eurent à leur tour des enfants. La dame eut cent quinze ans.

 

Invariablement, à chaque anniversaire, on disait à la vieille dame qu'il serait sage d'aller en maison de retraite.

 

Tout aussi invariablement, la dame opposait une fin de non-recevoir:

-Il ne vaut pas vendre la maison. Parce que vendre la maison, c'est vendre la terre! Vendre la terre c'est vendre l'arbre! Et vendre l'arbre c'est rompre la promesse qui a été faite!

 

La dame restait dans son marais, auprès de son arbre.

 

Le temps s'écoula, à sa suite les années, et les enfants des arrière-arrière-petits-enfants etc. La dame eut deux cents ans.

 

Comme on ne savait plus trop où elle se situait dans l'arbre généalogique, elle devint une sorte de très grande-tante éloignée que l'on visitait de temps à autre, histoire de tâter l'héritage.

 

Le temps s'écoula, à la suite...et les enfants des... La vieille dame eut cinq-cents ans, sept-cents ans. Et un jour, elle eut mille ans!

 

Toujours obstinément, elle rejetait l'idée de partir en maison de retraite, parce que vendre la maison, c'est vendre la terre...

 

Mille ans exactement après la grande tempête, une autre tempête, toute aussi forte, s'abattit sur le marais. Comme la première nuit, la vieille dame sortit de la maison.

 

Au-dehors, il semblait que l'ouragan se fut rassemblé en une étrange entité de haine.

 

La tempête, tel un bras armé, s'acharnait sur l'arbre. Elle agrippait chaque branche, la tordait jusqu'à la briser, puis en écrasait les fruits. Le vent ricanait à chaque fois qu'un fruit craquait sous la pression. La chanson de l'arbre s'était interrompue.

 

Le dernier fruit
Le dernier fruit

Lorsqu'il ne resta qu'une seule branche avec un seul fruit, du fin fond de la nuit, surgirent des milliers de dragons. Cracheurs de feu hurlants, ils fondirent sur la tempête. Ils s'interposèrent entre elle et l'arbre. Ils firent bouclier de leur corps.

 

À chaque coup de l'ouragan infernal, répondait un coup des dragons. Le dernier fruit du pin-dragonnier était l'objet de toutes les attentions...

 

À l'aube la tempête, vaincue, se retira. Au sol des milliers de dragons gisaient. L'arbre reprit sa petite mélodie. Le fruit lentement s'ouvrit, se détacha de l'arbre.

 

Avant même qu'il n'atteigne le sol, des centaines de minuscules dragons s'en échappèrent, nouvelle génération de gardiens éclose.

 

Le Roi des Dragons s'approcha de la très vieille dame:

 -Dame du marais, la promesse a été tenue. Maintenant, tu peux vendre la maison et la terre, l'arbre n'a plus d'importance.

 

Les dragons survivants et leur progéniture déployèrent leurs ailes et reprirent le chemin du ciel.

 

Quant à la vieille dame, elle n'est pas morte. Elle s'est simplement évanouie dans la petite musique qui quittait l'arbre.

 

La maison ne fut pas vendue, elle disparut des cartes et des chemins.

 

Cependant, parceque la légende reste légende, on dit que quelque part dans le vaste monde, un vieil homme répète sans cesse à ses enfants:

 

-il ne vaut pas vendre la maison! Parce que vendre la maison, c'est vendre la terre! Vendre la terre c'est vendre l'arbre! Et vendre l'arbre c'est rompre la promesse qui a été faite!

 

Légende tirée du livre "L'envol des tonneaux sauvages" écrit par Raphaël (LE MAUVE) paru en 2005, ÊTRE & CONNAÎTRE.

 

Annotée sur le site le 10 juin 2012